Emna Achour, humoriste et co-animatrice des balados fĂ©ministes Farouches et Les Ficelles, ne mĂąche pas ses mots lorsquâelle parle de lâindustrie de lâhumour au QuĂ©bec. « Je pense quâil faut toute brĂ»ler pis recommencer Ă zĂ©ro. »
En 2022, elle a créé, avec Coralie LaPerriĂšre, la page Pas de fille sur le pacing, qui recense les Ă©vĂ©nements dâhumour quĂ©bĂ©cois oĂč aucune femme nâest Ă lâaffiche. Une initiative qui a mis en lumiĂšre le manque de reprĂ©sentativitĂ© des femmes en humour â et qui a fait couler beaucoup dâencre, notamment en raison du scandale impliquant un bar de Gatineau qui avait annoncĂ© une humoriste fictive : Sonia BĂ©langer.
Trois ans plus tard, les deux humoristes constatent que peu de choses ont changĂ©. Dans ce milieu quâelles qualifient de « boys club », elles affirment que les femmes nâont dâautre choix que de crĂ©er leurs propres opportunitĂ©s.
« On ne pouvait pas attendre quâon nous fasse de la place ; il a fallu quâon crĂ©e nos propres espaces », lance Emna Achour, qui est Ă lâorigine du nouveau festival HystĂ©Rire, mettant exclusivement en vedette des femmes et des personnes issues de la diversitĂ© sexuelle et de genre.
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Si Coralie LaPerriĂšre constate quâil est dĂ©sormais plus rare de voir des soirĂ©es sans femme dans les gros comĂ©die clubs comme Le Bordel et Le Terminal, elle affirme que du cĂŽtĂ© des petites soirĂ©es dâhumour, la situation demeure presque inchangĂ©e.
« On sent qu’il y a plus de monde qui se tient les fesses serrĂ©es pour mettre au moins une fille [Ă lâaffiche]. Sauf que pour nous, une, câest vraiment pas suffisant. Ce qu’on vise, c’est la parité », explique-t-elle.
« Il y avait un peu cette espĂšce de rĂšgle non Ă©crite de : si tu bookes une fille, tâes mieux dâen booker juste une sur ton jour, parce que sinon, ça se peut que tu en manques pour tes autres dates. Chose que je trouve totalement inacceptable aujourdâhui », explique Guillaume Pelletier, animateur et programmateur pour les soirĂ©es open mic du Terminal. Selon lui, Pas de fille sur le pacing a ravivĂ© le dĂ©bat au sein du milieu, et « bottĂ© le cul » de ceux qui nâen faisaient pas assez.
« CâĂ©tait en continuitĂ© avec un effort qui commençait dĂ©jĂ Ă se faire depuis #metoo », ajoute-t-il.
« Câest rendu de plus en plus gĂȘnant et honteux de se retrouver sur notre page », affirme pour sa part Emna Achour. « Mais est-ce quâil y a un Ă©norme changement de culture, puis une promesse que ça nâarrive plus? Non, pas du tout. »
« Jâaurais lĂąchĂ© lâhumour si ce nâĂ©tait pas de mes propres projets », affirme Emna Achour, qui en avait ras le bol de tous ces « partys de saucisses ».
« Je ne me sentais plus en sĂ©curitĂ© dans les bars, dans les soirĂ©es oĂč jâĂ©tais la seule femme », dit-elle. Elle ressentait constamment une pression dâĂȘtre Ă son meilleur, alors quâelle avait lâimpression que ses collĂšgues masculins nâĂ©taient pas tenus aux mĂȘmes standards.
MĂȘme chose pour lâhumoriste queer NoĂ©mie Leduc-Roy. « Si ce nâĂ©tait pas du Womansplaining Show, je ne pense pas que jâaurais continuĂ© Ă faire de lâhumour. »
Ce spectacle, câest celui quâiel a créé, il y a quatre ans, avec lâhumoriste Anne-Sarah Charbonneau, et qui met en vedette des femmes et des personnes issues de la diversitĂ© sexuelle et de genre.
Comme Emna Achour, Noémie Leduc-Roy ne se sentait plus en sécurité dans le milieu, mais ressentait aussi une profonde injustice liée au manque de reconnaissance de sa niche humoristique.
« L’industrie de l’humour essaie de dire qu’il faut ĂȘtre grand public, quâil faut faire rire tout le monde. Mais moi, ce que je rĂ©alisais, en commençant le Womansplaining, c’est que dans le fond, il nây en a pas, d’humour universel. »
Sa niche fonctionne visiblement bien : ses billets sont loin dâavoir de la difficultĂ© Ă se vendre.
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Dans une industrie oĂč les opportunitĂ©s manquent pour les femmes et les personnes issues de la diversitĂ© sexuelle et de genre, la crĂ©ation de projets les mettant en scĂšne semble essentielle, croient les trois humoristes.
Dans les derniÚres années, ces projets se font de plus en plus nombreux : les balados Farouches, Les Ficelles, et Pas peu fiÚres, les soirées des AllumettiÚres, de Debout.tes et de DrÎle en queer, et le Womansplaining Show, entre autres.
Et le petit nouveau : le festival HystéRire.
Ce projet est nĂ© de la recherche-crĂ©ation menĂ©e par Catherine Lauzon dans le cadre de sa maĂźtrise en communication oĂč elle sâintĂ©resse aux safe spaces dans le milieu de lâhumour. Câest elle qui a approchĂ© NoĂ©mie Leduc-Roy, qui envisageait dĂ©jĂ depuis longtemps de crĂ©er un festival fĂ©ministe avec Emna Achour. Celle-ci sâest jointe Ă lâaventure.
Mais les safe spaces pour les femmes existent-ils vraiment dans lâindustrie de lâhumour quĂ©bĂ©cois? « Il y en a trĂšs peu et malheureusement, ils sont sporadiques », rĂ©pond Catherine Lauzon. « On voit beaucoup de spectacles concepts qui sont lĂ une fois de temps en temps, mais ce ne sont pas des lieux physiques. [âŠ] Câest ça qui est un peu dommage. »
« Il est plus que temps que des gens qui ne se sentent pas vus, acknowledged, aimĂ©s par la sociĂ©tĂ©, puissent avoir un endroit oĂč se retrouver », ajoute pour sa part NoĂ©mie Leduc-Roy.
Câest avec cette idĂ©e en tĂȘte quâa Ă©tĂ© créé HystĂ©Rire avec, au programme, des spectacles aux titres comme Mange-moi lâpatriarcat, Plur·iel·le·s et 60 filles sur le pacing (« garanti sans party de saucisse », peut-on lire sur lâaffiche). De quoi faire sourciller la chroniqueuse Sophie Durocher, qui sâest moquĂ©e du festival dans un texte publiĂ© dans Le Journal de MontrĂ©al mardi.
MalgrĂ© ce que lâon pourrait croire, les doubles standards dans lâindustrie persistent, assure Emna Achour.
Câest lors de son numĂ©ro Ă la premiĂšre Ă©dition du Womansplaining Show quâelle sâest fait remarquer par celle qui allait devenir son agente. Cette soirĂ©e-lĂ , lâhumoriste assure quâelle a « tout cassé ».
« [Lâagente] mâa quand mĂȘme dit : âAvant de te signer, jâaimerais te voir dans une soirĂ©e dite plus rĂ©guliĂšre, oĂč câest moins facile pour toi.â »
Emna ouvre grand les yeux. « Ah oui? Est-ce quâon demande Ă Jay LalibertĂ© de faire un numĂ©ro au Womansplaining Show avant de le signer pour voir sâil plaĂźt Ă ce public-lĂ aussi? Câest insultant pour nous, pour les sujets quâon aborde, puis pour notre public, qui valent tout autant. »
« Jâai lâimpression que [le Womansplaining Show] a Ă©tĂ© un vecteur de changement », souligne NoĂ©mie Leduc-Roy. « On nâa pas inventĂ© quoi que ce soit, mais depuis quâon a fait ça, jâai vu plein dâautres initiatives fĂ©ministes ou underground se crĂ©er. Je crois quâĂ©ventuellement, si lâindustrie nâest pas prĂȘte Ă sâouvrir, ben ça va se crĂ©er parallĂšlement, puis ça va devenir aussi important. »
Emna Achour ne partage toutefois pas le mĂȘme optimisme.
« Le nombre de vagues de merde que je me suis pris dans la gueule pour avoir mis ça de lâavant! », lance-t-elle, en Ă©voquant le backlash quâa suscitĂ© la page Pas de fille sur le pacing.
« J’ai confiance en nous, puis je suis optimiste envers nous, mais je ne suis pas du tout optimiste envers le milieu. »
Câest selon elle encore toute une industrie qui demeure Ă dĂ©construire. Mais Emna Achour nâa pas le temps dâattendre. « Quand on fait pas de place pour toi autour de la table, amĂšne ta chaise. Quand ce Ă quoi tu assistes autour de la table ne te plaĂźt pas, ben construis ta propre table. »
Toute brûler, pis recommencer, quoi.