« Maman, qu’est-ce qui va arriver quand vous serez plus là? »
Quand sa fille Justine, la sœur cadette de Gabriel, polyhandicapé, lui a posé cette question, quelque chose a basculé chez Maryse Ulrich. « J’ai fait : là, faut que ça bouge. La vie, c’est pas facile pour personne, et [ma fille] va avoir son lot d’épreuves. Mais c’est pas vrai qu’elle va hériter des nôtres. Je veux pas lui laisser ça. »
Gabriel, 31 ans, vit avec le syndrome ATR-X, une maladie orpheline qui lui cause une importante déficience intellectuelle et un handicap physique. À cela s’ajoutent l’épilepsie, une scoliose sévère, des problèmes digestifs, et plusieurs autres enjeux de santé.
Jusqu’à tout récemment, un grand gouffre semblait attendre celui que l’on surnomme affectueusement « Gabou » : celui d’un labyrinthe de services mal adaptés.
Mais voilà que le Centre Philou, qui soutient les jeunes polyhandicapés et leur famille, a inauguré, le 23 mai dernier, l’Habitat Philou, accueillant douze résidents de 21 ans et plus. Et la famille de Gabriel a poussé un long soupir de soulagement.
« Si c’est pas l’Habitat Philou, c’est le CHSLD! », lance Maryse Ulrich. Mais pour elle et son mari, il est hors de question d’y placer leur fils. « C’est des mouroirs. C’est conçu, organisé pour des gens qui sont en fin de vie. Ils ne sont pas là, nos jeunes. Ils ne sont pas en fin de vie ; ils sont pleins de vie! »
Juste avant Noël, les parents de Gabriel ont eu la confirmation que leur fils pourrait emménager à l’Habitat Philou. « C’était le plus beau cadeau », raconte Maryse Ulrich. « Le scénario correspond à tous mes rêves. […] Il n’y a pas un autre endroit que je connaisse qui soit capable de répondre à ses besoins. »
Les résidents y vivent à temps plein, avec un ratio d’un intervenant pour deux résidents, ce qui permet de leur accorder plus de temps et d’attention. Située dans Ahuntsic, la maison compte de nombreuses salles d’activités – artistique, interactive et informatique, et un gymnase. Elle dispose également du parc-nature de l’Île-de-la-Visitation comme cour arrière. L’Habitat propose un programme d’activités varié, un plan d’exercices quotidien personnalisé, ainsi que des sorties régulières.
« En plus de leur offrir un milieu sécuritaire et adapté, il les stimule. Et ils ont une expertise. Ça n’existe nulle part ailleurs », souligne Maryse Ulrich, qui décrit ce milieu de vie comme une véritable oasis.
« On s’est battu toute sa vie pour lui faire une place », affirme sans détour la mère de Gabriel.
Le parcours des familles comme la sienne est semé d’embûches, autant au niveau organisationnel, financier, que médical. « C’est une job à temps plein. Je ne sais pas comment j’ai réussi à travailler en même temps! »
Au Québec, les enfants handicapés peuvent bénéficier d’une éducation jusqu’à l’âge de 21 ans. Après, c’est aux familles de trouver leur chemin dans le dédale des services.
Entre les soins à domicile, les écoles pour adultes, les centres de jour des Centres de réadaptation en déficience intellectuelle et en troubles du spectre de l’autisme (CRDITED), les maisons alternatives, les CHSLD – le public, le privé, le communautaire, et les subventions – difficile de trouver la combinaison gagnante, et surtout, des services réellement adaptés.
À 22 ans, Gabriel a commencé à fréquenter le centre de jour d’un CRDITED. « Le problème, c’est que les centres de jour en déficience intellectuelle ne sont pas adaptés pour le côté physique », déplore Maryse Ulrich.
Mais, à 24 ans, tout a changé : Gabriel a pu fréquenter l’École Philou, destinée aux jeunes de 21 à 29 ans. « Ça a complètement changé notre vie », sourit sa mère.
« Si tu n’es pas capable de le garder à la maison, que tu ne trouves pas d’activités de jour, et que tu n’as pas les moyens d’arrêter de travailler, ça t’amène plus rapidement à penser au placement », explique Nellie Raby, directrice des programmes au Centre Philou. « Au niveau du placement, il y a des options, c’est juste qu’elles ne sont jamais adaptées spécifiquement à la clientèle polyhandicapée. »
Mais l’Habitat Philou, lui, a été pensé spécialement pour eux.
« Ici, les jeunes ne s’ennuient pas », affirme Maryse Ulrich.
Non seulement ils ne s’ennuient pas, mais la stimulation physique et intellectuelle dont ils bénéficient est essentielle à leur bien-être. Elle prévient aussi la régression de leur état. À ce sujet, ça avait pris tous les efforts du monde pour faire marcher Gabriel, qui a fait ses premiers pas à l’âge de 10 ans.
« Avec Gabriel, on a travaillé la marchette pendant des années », explique Nellie Raby. « Mais s’il ne fait pas de marchette pendant deux mois, après ça, il va avoir perdu ses capacités. Alors, c’est important de les garder actifs. »
Il fait chaud, aujourd’hui. C’est une journée parfaite pour aller jouer dehors, et l’équipe de l’Habitat Philou a justement préparé une activité pour ses résidents.
Accompagnés d’intervenants, ils créent des mandalas sur le plateau de leur fauteuil roulant avec des items qu’ils ont trouvés dans le parc.
« L’emplacement est vraiment génial parce qu’il y a le parc et l’eau juste à côté. Je trouve que c’est idéal pour eux », souligne l’intervenant Jerry Pierre.
Celui-ci admet que ce qu’il aime le plus de son travail, c’est le sentiment d’accomplissement qu’il y trouve. « On peut le voir, dans les yeux du jeune, quand le travail est bien fait. Juste dans son regard, son sourire ». Justement, la jeune qu’il accompagne durant l’activité ne laisse à aucun moment tomber son grand sourire.
Un pissenlit par-ci, un escargot par-là. Des motifs se créent tranquillement sous les yeux des résidents. Les intervenants prennent soin de stimuler tous leurs sens : on place des feuilles entre les doigts, on casse une branche proche de l’oreille, on couvre le bras de roches.
Une fois les œuvres complétées, les jeunes sont amenés près de l’eau, où un calme règne. Gabriel profite du bruit des vagues.
Puis, il est temps de rentrer à la maison. Quand Kim, une des résidentes, aperçoit l’Habitat, elle lance : « C’est chez nous, ça! »
L’Habitat Philou a été inauguré une semaine après qu’un dossier dans La Presse ait mis au jour l’histoire d’une jeune femme déficiente intellectuelle qui a passé huit jours en isolement cellulaire, en prison, pour avoir volé de la nourriture.
Le jour même, l’animateur de radio Luc Ferrandez suggérait, à l’antenne de son émission La commission au 98,5 FM, d’élargir l’aide médicale à mourir pour les personnes lourdement handicapées, sous prétexte que cela pourrait être « une sorte de libération », « une façon de mettre fin à leur douleur ». Des propos dont se sont indignées de nombreuses associations.
Face à ce discours, l’ouverture de l’Habitat Philou surgit comme un contre-exemple lumineux. Ici, on ne remet pas en question la valeur d’une vie. On travaille, cœur et âme, à la rendre belle, stimulante, riche et chaleureuse.
Pour ces douze petits bouts de lumière qui brillent au cœur d’Ahuntsic.